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DE MYSTÉRIEUSES FORMATIONS

On avait fait place nette sur la table. Ne restaient plus que le fameux cliché et l’artefact qu’Elinn, en leur absence, avait sorti de sa poche et glissé sous le scanner de l’ordinateur cartographique. Yin Chi avait convié Maxwell Lung, chef du département photographique, à se joindre aux débats.

Lorsque Cari et Elinn eurent fourni les éclaircissements nécessaires, tous demeurèrent médusés, massés autour du plan du travail. Ariana fut la première à retrouver l’usage de la parole. « C’est donc pour ça que vous étiez dans la salle des cartes, le matin où vous avez surpris Pigrato et ses sbires. Et vous ne nous avez rien dit !

— Bonjour la confiance », bougonna Ronny.

Yin Chi s’empara de l’artefact pour en comparer le motif avec la photo prise depuis l’avion. « Je dois reconnaître que la ressemblance est vraiment saisissante. Qu’en pensez-vous, monsieur Lung ? »

Contrairement à ce que laissait supposer son nom – en réalité celui de son épouse, chinoise –, Maxwell Lung était originaire d’Australie. Doté d’épais cheveux bruns, il arborait un bouc soigneusement taillé qui contrastait avec les poils qui lui poussaient négligemment hors des narines et des oreilles. Le petit homme trapu, loupe vissée à l’œil, s’inclina au-dessus de la table et examina les pièces avec une attention extrême.

« Oui, confirma-t-il, c’est très étonnant. » Bien que militant antialcoolique, il avait une voix d’ivrogne. « Ces deux pointes proches de l’œil droit du lion se retrouvent sur la photo sous forme de pitons rocheux. Et cette ellipse épatée à côté de l’œil gauche a également son pendant. » Il se redressa et ôta sa loupe. « Ceci, dit-il en désignant l’épreuve, montre un curieux paysage rocailleux d’environ seize kilomètres carrés. Malheureusement, le cliché est moins parlant que je ne l’aurais souhaité. À en juger par l’ombre portée, la crinière correspond à une formation en escalier. Le nez et la gueule, à un promontoire plat, une mesa peu élevée, creusée de sillons. Quant aux yeux, je ne saurais dire s’il s’agit de saillies ou de cavités, mais je pencherais plutôt pour des cavités. Très profondes, vu leur couleur. » Il cligna des paupières. « Pour une raison que je ne m’explique pas, le tracé qui apparaît sur cette pierre offre une projection parfaite du relief en question. » Il prit l’artefact et le palpa. « En quoi est-il ?

— En silicium impur, sans doute d’origine volcanique, répondit Cari. Selon notre labo, en tout cas.

— Volcanique ? » L’Australien eut une moue dubitative. « Je n’ai encore jamais rien vu de tel. Si cet éclat était d’origine volcanique, la surface de cette planète devrait en être jonchée. Tout ici est d’origine volcanique ! »

Elinn piocha les fragments restés dans sa poche et les posa un à un sur la table comme autant de joyaux mystérieux.

« À part moi, personne n’en a jamais trouvé, déclara-t-elle fièrement. Ils ne sont pas disséminés dans la nature. La lueur doit vous guider.

— Ah », fit Lung.

Yin Chi ramassa l’artefact constellé de taches semblables à des inscriptions. « Silicium impur… marmonna-t-il dans sa barbe. Impur à cause de quoi ? »

Cari haussa les épaules. « Toutes sortes d’éléments. Cuivre. Lithium. Carbone. Arsenic. Et une bonne dizaine d’autres.

— Intéressant. » Avant de débuter sa carrière au sein de l’organisation spatiale asiatique, le directeur de la station avait étudié l’électronique. « Unités de contrôle, ordinateurs : savez-vous de quoi sont faits les composants internes de ces précieux appareils ? En principe, de silicium impur. Votre labo n’a pas fait preuve d’une grande sagacité. Rendez du silicium « impur » en y introduisant des atomes étrangers et vous obtiendrez des puces électroniques.

— Essayez, en tant qu’enfant, de vous faire entendre et on vous rira gentiment au nez », objecta Ariana.

Yin Chi acquiesça. « Oui. Tu n’as peut-être pas tort. »

Cari tapota le dessin évoquant une tête de lion, dans le coin supérieur gauche de la photo. « Où est-ce ? »

Lung lut les coordonnées imprimées en marge puis consulta la carte accrochée au mur. « Vingt degrés de latitude sud sur le cent vingtième méridien, soit… à environ deux mille kilomètres d’ici. Dans la zone orientale de Dædalia Planum.

— Dædalia Planum répéta Cari en secouant la tête, stupéfait. Je le savais…

— Eh bien, tu es plus calé que moi en cartographie.

— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je viens juste de me rappeler une chose que Roger Knight m’a racontée. Il m’a confié qu’il rêvait depuis toujours de partir explorer Dædalia Planum. Bizarre, non ?

— Tout cela est effectivement assez troublant, convint Yin Chi.

— Roger a participé à la construction de la station supérieure. Il est sur Mars depuis bien plus longtemps que la plupart des colons. Et il a toujours ardemment désiré voir Dædalia Planum de ses yeux, tout en étant incapable d’expliquer pourquoi. » Cari pointa Elinn du doigt. « Ma sœur est seule à dénicher ces artefacts. L’un d’eux reproduit un site lui aussi en rapport avec Dædalia Planum. Je refuse de croire à une coïncidence. »

On l’observa d’un œil sceptique.

« Que veux-tu que ce soit ? demanda finalement Lung.

— Certains individus ressentent manifestement des choses auxquelles nous autres n’avons pas accès. Peut-être ont-ils développé une empathie particulière à l’égard de cette planète, je ne sais pas. Toujours est-il que ces deux cas distincts désignent le même endroit. » Il planta son index sur la photo. « Celui-ci. C’est ici que se trouve le plus grand mystère que Mars ait à offrir. »

Ronny et Ariana échangèrent un regard dubitatif.

« À savoir ? demanda Ariana. La cité des Martiens ?

— Je ne sais pas. Mais nous devons aller voir.

— Pigrato ne nous laissera pas faire, murmura Elinn, découragée.

— Et comment ! renchérit Ronny. Il va maquiller l’affaire pour pouvoir enfin rentrer sur Terre.

— Jamais il n’acceptera de lancer une expédition sur la base d’éléments aussi peu rationnels », enchaîna Ariana.

Yin Chi opina, soucieux. « Je suis d’accord. À titre personnel, j’aimerais beaucoup savoir ce qui cache là-bas, mais le temps nous manque pour réaliser pareille opération. » Il dévisagea chacun des adolescents et s’arrêta sur Cari. « Vous, par contre, vous pouvez le faire.

— En théorie. » Ariana fronça les sourcils. « Comptons, en patrouilleur, deux semaines de trajet aller, une semaine sur place, deux semaines retour… oui, ça colle.

— Pigrato ne nous donnera jamais le feu vert, insista Elinn. Il a déjà annulé l’excursion au Point Armstrong ! »

La carcasse efflanquée du Chinois se raidit. « Cari, je peux te parler en privé une minute ? »

Cari le regarda, déconcerté. « Moi ? Euh… oui, bien sûr. » Il lut chez ses compagnons une seule et même question : qu’est-ce qu’il te veut ?

« Bon. Suis-moi. »

Ils sortirent. On entendit une porte s’ouvrir et se refermer dans le couloir.

Ariana se tourna vers Lung. « Vous savez ce qu’il lui veut ? »

L’Australien leva les mains. « Aucune idée. Yin Chi est parfois imprévisible. »

Elinn se pencha pour la centième fois sur la photo, la dévorant des yeux comme pour en percer le mystère. « À votre avis, qu’est-ce que c’est ?

— Honnêtement, l’hypothèse d’une cité indigène me semble très improbable. D’après ce que nous savons, il n’y a jamais eu de vie sur Mars. Cette planète est trop petite, trop froide, trop éloignée du Soleil.

— Mmh », fit simplement Elinn.

Après un temps qui leur parut infini, Cari et Yin Chi revinrent, la mine grave.

Cari ramassa la photo. « Okay, les amis. Nous allons rentrer et soumettre ce cliché, ainsi que l’artefact, aux scientifiques. Monsieur Yin va téléphoner à Pigrato. Il ne pourra pas refuser l’envoi d’une mission.

— Hein ? souffla Ronny, estomaqué.

— Tu rêves ! » s’exclama Ariana. Puis elle perçut dans le regard de leur ami une lueur familière. Une espèce de double fond. Il leur cachait quelque chose. Une chose dont il ne voulait pas parler. Pas encore.

Cari avait un plan.

Sans doute aussi fumeux que les précédents, songea-t-elle.

« Cette découverte est exceptionnelle, reprit-il. À découverte exceptionnelle, mesures exceptionnelles. » Ariana crut déceler dans cette phrase une note sibylline.

Yin Chi les raccompagna au sas. Tandis que Cari et Elinn revêtaient leurs combinaisons, le Chinois leur souhaita bien des choses et promit de les aider du mieux qu’il le pourrait. Là encore, les mots paraissaient en décalage avec la pensée. Ariana enfila ses gants en scrutant Yin Chi puis Cari. De quoi ces deux lascars avaient-ils donc parlé ?

r

Une fois de retour à bord du patrouilleur, ils retirèrent leurs casques. Ariana, Ronny et Elinn brûlaient de connaître le fin mot de l’histoire.

Cari brandit la photo. « L’un d’entre vous croit-il que ceci pourrait suffire à convaincre monsieur Pigrato de lancer une expédition vers Dædalia Planum ? »

Ils secouèrent résolument la tête en un « non » unanime.

Cari opina. « Je partage cet avis. Je suggère donc que nous agissions de notre propre chef.

— Oui ! s’enflamma Elinn.

— Galactique ! hurla Ronny.

— Hé, capitaine Nano, ça devient lassant, maugréa Ariana. Cari, au cas où ça t’aurait échappé, ce patrouilleur n’est pas conçu pour ce genre de périple. Nous n’avons ni provisions, ni eau, ni carburant suffisant. La prochaine fois, anticipe.

— Qui te parle d’y aller en patrouilleur ? »

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Une demi-heure après que les adolescents eurent quitté la station, Kim Il Gon – technicien de son état – glissa incidemment un œil par la fenêtre de l’atelier, orienté au nord. Surpris de voir le patrouilleur immobilisé quelques mètres derrière la queue de l’avion, il se colla le nez à la vitre et crut distinguer un mouvement sous le cockpit de l’appareil.

Il alla trouver son collègue Teiji Okuda qui, tournevis en main, s’affairait sur un établi où gisait un système de survie entièrement démonté. « Okuda-san, vous pourriez venir voir une seconde ?

— Voir quoi ? » grommela Okuda.

Kim Il Gon pointa du pouce l’étroit hublot. « Il me semble qu’il se passe quelque chose dehors.

— Qu’il se passe quoi ? »

Ils sentirent alors une légère secousse se propager dans le sol. Un infime tremblement qu’ils connaissaient bien.

« Mais c’est…» balbutia Okuda en lâchant son tournevis.

À l’instant même où ils atteignaient le hublot, la catapulte rejoignait la falaise et propulsait l’avion dans l’immensité de Vallès Marineris.

Le projet Mars
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